Nightmare Alley, c'est le onzième long métrage signé Guillermo del Toro. Et le premier depuis les 4 Oscars (dont ceux du Meilleur Film et du Meilleur Réalisateur) reçus par La Forme de l'eau en 2018. Co-écrit avec Kim Morgan, le scénario nous plonge dans les années 40 et les coulisses d'une fête foraine, où le charismatique Stanton Carlisle (Bradley Cooper) se trouve une famille d'adoption alors qu'il traverse une mauvaise passe et semble cacher un lourd secret.
Il ne faut pas longtemps au spectateur pour comprendre que Guillermo del Toro est comme un poisson dans l'eau au sein de cet univers forain, lui dont chaque opus ressemble à une déclaration d'amour envers les monstres et créatures en tous genres. Et on comprend vite ce qui a pu l'attirer dans cette histoire… dont il n'est pas l'initiateur. Car Nightmare Alley est adapté du roman homonyme signé William Lindsay Gresham en 1946. Et transposé au cinéma l'année suivante.
Sorti en octobre 1947 aux États-Unis, et l'été suivant en France, le long métrage a été réalisé par Edmund Goulding (qui avait notamment participé à la mise en scène d'Une nuit à l'opéra des Marx Brothers sans être crédité). Et il a changé de titre en traversant l'Atlantique, pour devenir Le Charlatan.
Une manière d'annoncer la couleur pour ce pur film noir là où, en conservant son appellation originale, la version de Guillermo del Toro, tout en restant dans le même genre et sans verser dans le surnaturel, insiste d'entrée de jeu sur sa stylisation et l'aspect cauchemardesque de certaines séquences.
Incarné par Bradley Cooper dans la seconde version, Stanton Carlisle avait les traits de Tyrone Power en 1947. Soit la star du Signe de Zorro (1940), qui allait ensuite tourner dans l'adaptation de Témoin à charge mise en scène par Billy Wilder, avant de mourir d'une crise cardiaque sur le tournage de Salomon et la reine de Saba en 1959.
Désireux de s'éloigner des rôles de héros bondissants et romantiques, c'est lui qui avait acquis les droits du roman pour casser son image et porter le film sur ses épaules, malgré le scepticisme de son entourage. Et c'est après avoir tourné dans Le Fil du rasoir sous sa direction qu'il retrouve Edmund Goulding, et ses talents de séducteur collent parfaitement avec le pouvoir de fascination que suscite Stanton.
Respectivement interprétés par Cate Blanchett, Rooney Mara, Toni Collette et Richard Jenkins aujourd'hui, Lilith, Molly, Zeena et Ezra Grindle étaient quant à eux joués par Helen Walker, Coleen Gray, Joan Blondell et Taylor Holmes 75 ans plus tôt.
Dans le fond, l'histoire reste la même dans un film comme dans l'autre, à tel point que l'on peut facilement comparer les scènes que les deux ont en commun. Mais on note plusieurs différences sur la forme. Là où Guillermo del Toro souligne d'entrée de jeu le côté trouble de Bradley Cooper avant son arrivée dans la fête foraine, Tyrone Power en fait déjà partie lorsque nous faisons sa connaissance et paraît, à priori, plus normal.
Dans un cas comme dans l'autre, chaque adaptation de Nightmare Alley se penche sur la notion de rêve américain et cette idée de partir de rien pour arriver au sommet. Avant la chute, que chacun préfigure à sa manière : Edmund Goulding cache un indice dans les premiers plans de son opus, et lui donne ainsi la fatalité typique du film noir. Alors que Guillermo del Toro opte pour la forme du conte avec une approche plus stylisée. Et cinéphile.
Bien qu'en noir et blanc, Le Charlatan se distingue, comme beaucoup des films du genre, par son travail sur les ombres, symbole de l'entre-deux moral dans lequel naviguent ses personnages. Un élément que l'on retrouve dans le Nightmare Alley de 2021, avec davantage de couleurs. Comme La Forme de l'eau, le long métrage bénéficie du travail du chef opérateur Dan Laustsen, qui aide le cinéaste à créer une ambiance à la lisière du fantastique alors que le récit n'a rien de surnaturel.
On pense alors au terrifiant Freaks de Tod Browning, avant que le film ne change de décor. Car les films ont également en commun le fait de se diviser en deux moitiés à peu près égales : une dans la fête foraine, l'autre à New York, où Stanton va mettre à profit ses talents pour tenter d'escroquer un homme riche. Beaucoup moins référencé que la version de 2021, qui paraît presque fétichiste dans son approche du film noir, Le Charlatan adopte alors une imagerie plus classique, avec ses costumes, ses buildings, ses ruelles d'où peut surgir un gangster. Et sa femme fatale.
Rarement cité parmi les classiques du film noir (des longueurs et ellipses ainsi qu'un manque d'ampleur dans sa mise en scène lui sont souvent reprochés), Le Charlatan ne manque cependant pas d'atouts, à commencer par sa fin moins convenue qu'il n'y paraît. Le fait que Guillermo del Toro s'y intéresse indirectement, en s'emparant du roman qui l'a inspiré, peut ainsi lui permettre d'être (re)découvert, voire réévalué.
Même s'il est ancré dans les années 40, son propos ne paraît pas daté et ses qualités esthétiques valent le coup-d'œil, sans même chercher à faire de comparaison avec le Nightmare Alley nouveau. Le seul "problème", c'est qu'il n'est actuellement visible qu'en DVD en France.