En avril 2010, le Critique et cinéaste Jean-Baptiste Thoret prend la route avec Michael Cimino, de Los Angeles au Colorado. "Si vous voulez comprendre mes films", lui avait alors dit le réalisateur de Voyage au bout de l’enfer, "vous devez voir les paysages où ils ont été tournés". Ce road-movie oral et enregistré deviendra d’abord un profil publié dans les Cahiers du Cinéma puis un livre, Michael Cimino, les voix perdues de l’Amérique (édité chez Flammarion). Dix ans plus tard, Cimino n’est plus, mais son fantôme continue de hanter certains replis de l’espace américain.
Tourné au cours de l’hiver 2020, et monté durant l'année du début de la pandémie, Michael Cimino, un mirage américain a d'abord été diffusé il y a quelques temps dans un format de 52 min sur la chaîne Arte, sous le titre Michael Cimino : God Bless America.
Dans cette version en salle de plus de deux heures, Jean-Baptiste Thoret repart sur les traces de Michael Cimino, à la recherche de son Ouest, cette Amérique réelle et fantasmée qui a irrigué et donné la chair de ses films, des espaces grandioses du Montana où il a tourné La Porte du paradis, à la communauté de Mingo Junction, Ohio; cette petite ville sidérurgique qui a servi de décor à Voyage au bout de l’enfer.
Michael Cimino, un mirage américain est le portrait d'un cinéaste qui reste un des très rares exemples de réalisateurs dont la carrière fut tuée net alors qu'il était en pleine ascension après ses débuts fulgurants, pour être crucifié à peine deux ans plus tard en raison de l'échec de La Porte du Paradis et sa cruelle démystification de l'Ouest américain, provoquant la faillite de la United Artists.
Encore que Thoret ne partage pas tout à fait cette analyse, comme il l'expliquait d'ailleurs dans une interview publiée dans le journal Libération dans l'édition du week-end du 15-16 janvier. Si le cinéaste avait pu brillamment se remettre en selle avec la fabuleuse Année du dragon, c'est surtout Le Sicilien, en 1987, qui actera le décès prématuré de Cimino.
Torturé, inadapté à la machine hollywoodienne, l'homme était aussi génial qu'il avait un égo surdimensionné, intransigeant et incapable de faire des compromis, artistiques ou financiers, qui auraient pu brider sa vision. Le film est d'ailleurs riche en anecdotes, racontées notamment par Oliver Stone, qui lâche : "s'il avait travaillé plus simplement, fouillé en lui-même, il se serait rendu service. Cela aurait mieux servi sa vision. [...] Il a voulu briser toutes les règles trop vite. Il aurait pu ralentir un peu et travailler plus. Je ne pense pas qu'il soit mort en ayant achevé son oeuvre, en tant qu'artiste".
Si Quentin Tarantino refuse de tomber dans le jeu des commentaires sur l'ascension et la chute du cinéaste, préférant décortiquer avec la passion qui le caractérise l'importance de l'oeuvre du cinéaste disparu, James Toback, qui écrivit notamment un scénario pour lui sur le parrain de la mafia Frank Costello, n'hésite pas à mettre les pieds dans le plat. "En tant que réalisateur, on sent chez lui cette nature obsessionnelle, maniaque et fétichiste. Tout était fait comme il pensait et voulait que ce le soit. Il n'y avait pas de compromis possible".
Les propos de Toback, qui parsèment régulièrement le documentaire, sont très intéressants. Mais on peut aussi s'interroger sur sa présence peut être problématique dans le film; lui qui fut pris dans le sillage de la tempête de l'affaire Weinstein, avec plus d'une centaine de témoignages accablants le concernant, dont celui de Julianne Moore...
Ponctuant le documentaire de sa voix douce, Cimino se révèle aussi être un cinéaste du paradoxe, pestant puis se résignant contre une industrie hollywoodienne qui l'a depuis longtemps marginalisé et bridé sa créativité. Tout en louant une époque révolue, les années 30 et 40; celle où les Majors faisaient tourner sous contrats des cinéastes comme John Ford, qu'il admire profondément. Une époque où, justement, la mainmise et le contrôle des studios étaient absolus, et laissaient peu d'espace à la liberté artistique revendiquée par Cimino.
"A l'époque de John Ford, c'était plus sain de travailler continuellement, trois films par an au lieu d'un seul tous les vingts ans. Cela ne donne pas toujours des films excellents, mais c'est moins brutal que le lancement d'un film indépendant dans l'industrie cinématographique actuelle" disait Cimino à Jean-Baptiste Thoret dans leurs entretiens.
Ce dernier lui demandait alors s'il n'avait pas, au fond, le sentiment d'appartenir à une génération précédente, arrivant trop tard pour mettre en place sa vision. A la manière d'un Sam Peckinpah d'ailleurs, dont la carrière tumultueuse fut émaillée de batailles perdues car vouées à un perpétuel porte-à-faux. Un cinéaste que Cimino appréciait beaucoup. "Vous avez raison, j'aurai préféré ce rythme. Je me souviens, et je trouve cela fou, Victor Flemming a réalisé Autant en emporte le vent et Le Magicien d'Oz la même année ! Je préfère ça !"
On pourrait encore nourrir abondamment cet aspect longuement évoqué dans le documentaire, émaillé de souvenirs émus du cinéaste, qui souligne aussi que les Critiques américaines se sont surtout déchaînées sur lui plutôt que sur ses films.
C'était d'ailleurs un cinéaste encore blessé par ces attaques et les rumeurs qui courraient dans les couloirs d'Hollywood, bien des années après la sortie de ses films, que nous avions eu l'immense plaisir de longuement rencontrer en 2013, lorsque son chef-d'oeuvre absolu La Porte du Paradis était ressorti en version restaurée et intégrale.
Et c'est non sans une certaine émotion que nous avons retrouvé et entendu dans le documentaire de Jean-Baptiste Thoret certaines des considérations et introspections de Cimino, sur ses maîtres, son rapport au cinéma et à la puissance de l'image, de son cinéma.
Sur les 2h11 du documentaire, Jean-Baptiste Thoret consacre une large part -plus de 30 min-, dès l'ouverture de son film, à retourner dans la petite ville de Mingo Junction. Jadis prospère et florissante grâce à son industrie sidérurgique et ses hauts fourneaux, elle n'est désormais plus que l'ombre d'elle-même, comme une ville quasi fantôme, vidée peu à peu de ses habitants. Les hauts fourneaux, poumon économique de la région, se sont éteints depuis longtemps.
Une victime de plus dans la longue liste des villes situées dans la Rust Belt, elle qui avait accueilli avec enthousiasme le tournage de Voyage au bout de l'enfer. La rencontre avec les habitants qui se souviennent, qui ont aussi pour certains participé, et racontent à quel point le film a su capter le coeur et l'âme de ses habitants, est quelque chose de très émouvant. Surtout lorsque l'un d'eux, figurant dans le film, raconte sa propre expérience de la guerre du Viêtnam, après une discussion autour de la légendaire scène de la roulette russe dans le film. Une des plus grandes scènes de l'Histoire du cinéma.
"Le tournage du film a changé la vie de certains" raconte l'un d'eux; "ils se sont soudain senti importants, parce qu'on avait choisi de faire ce film ici". John Savage, également présent dans le film, abonde : "ils se sentaient reflétés par le film. Ils avaient perdu des gens à la guerre. Ces petites villes sont sûrement celles où il y a eu le plus d'engagés volontaires. C'est encore vrai aujourd'hui".
Et l'on a le coeur serré. Parce que de nombreux lieux utilisés lors du tournage du film ne sont plus, ou tombent en ruine, faute d'entretien et d'argent. Une question de priorité aussi, dans une ville qui survit désormais, plus qu'elle ne vit. Et aussi parce que c'est tout un pan d'une certaine culture américaine, nostalgique et désenchantée, fière et parfois dure, qui disparait peu à peu.