On parle trop peu de Joseph L. Mankiewicz lorsqu'il est question de l'âge d'or hollywoodien, et c'est bien regrettable. Peut-être parce qu'il n'est pas vu comme le maître d'un genre précis, comme Billy Wilder avec la comédie, ou que son nom est associé à l'échec monumental de Cléopâtre, resté jusqu'à l'arrivée de Pirates des Caraïbes 3 le film le plus cher de tous les temps en ajustant le budget de l'époque avec l'inflation. À moins qu'il ne s'agisse tout simplement de la prépondérance des dialogues sur l'action dans les longs métrages qu'il a écrits et mis en scène.
C'est en effet grâce à la qualité de ses scénarios et dialogues que Joseph L. Mankiewicz, même encore trop peu connu du grand public aujourd'hui, est devenu l'un des auteurs majeurs de l'Usine à Rêves, capable de s'illustrer dans le drame fantastico-romantique (L'Aventure de Mme Muir), la comédie musicale (Blanches colombes et vilains messieurs), le thriller (Le Limier, L'Affaire Cicéron), le péplum (Cléopâtre donc, mais aussi Jules César), le western (Le Reptile), la comédie (Mariage à Boston) ou tout simplement le drame (La Comtesse aux pieds nus, Soudain l'été dernier), avec à la clé une poignée de sommets capables de faire pâlir une chaîne de montagnes.
Si les connaisseurs de sa filmographie divergent lorsqu'il s'agit de nommer leur opus préféré parmi les vingt-et-un qu'il a signés, tous ou presque s'accordent sur un point : Eve est sans aucun doute l'un de ses chefs-d'oeuvre, validé par l'Académie qui a décerné six trophées (Meilleur Film, Meilleure Réalisation, Meilleur Scénario, Meilleur Acteur dans un Second Rôle, Meilleurs Costumes et Meilleur Son) à ce qui représente, aujourd'hui encore, l'un des meilleurs longs métrages sur les actrices.
L'un des plus cyniques et justes aussi, car il dit explicitement que, pour réussir à Hollywood, le mensonge, la tromperie, l'hypocrisie, la manipulation et même les relations sexuelles avec les personnes les mieux placées sont des armes qu'il ne faut pas hésiter à utiliser. Adapté de la nouvelle "The Wisdom of Eve" de Mary Orr, l'ensemble n'est pourtant pas un jeu de massacre mais un drame finement écrit, sur les apparences et les relations de pouvoir, entre autres thèmes, organisé comme beaucoup de ses films autour d'un long flashback. Comme La Comtesse aux pieds nus.
Car chez Joseph L. Mankiewicz, la boucle est un motif récurrent, pour induire une notion de fatalité et raconter des histoires vouées à se répéter. Ce qui est d'autant plus pertinent avec le milieu du cinéma, où la durée de vie d'une actrice de premier plan est très limitée, chaque star pouvant être amenée à être remplacée du jour au lendemain par quelqu'un de plus jeune et talentueuse. Et arriviste aussi, comme l'est Eve Harrington (Anne Baxter) lorsqu'elle rencontre Margo Channing (Bette Davis), star de Broadway qui la prend vite sous son aile, émue par l'histoire tragique de la nouvelle venue.
Si le récit s'ouvre sur une cérémonie au cours de laquelle Eve s'apprête à recevoir le prix (fictif à l'époque mais devenu réel ensuite) Sarah-Siddons, attribuée à la meilleure actrice de théâtre de l'année, il nous emmène ensuite quelques mois en arrière. Épouse du dramaturge Lloyd Richards (Hugh Marlowe), Karen Richards (Celeste Holm) s'empare alors de la narration en voix-off (autre motif que l'on retrouve souvent chez le cinéaste) pour nous raconter tout sur celle qui donne son titre au film, et nous montrer par quels moyens elle est parvenue au sommet.
Nous n'en dirons évidemment pas plus, si ce n'est qu'il ne faut pas s'arrêter à ce postulat qui paraît vu et revu, car Eve prouve que la qualité n'est pas uniquement liée à l'originalité. Mankiewicz élève son étude de personnages au-dessus de la mêlée grâce à la précision de son écriture, de sa direction d'acteurs et d'actrices et la manière dont il oppose images publique et privée, avec un dosage parfait d'acidité qui permet à ses protagonistes de ne pas perdre le pouvoir de fascination qu'il parvient à leur conférer.
Soixante-douze ans plus tard, Eve n'a rien perdu de sa force et, malgré ses images en noir et blanc, ne paraît pas daté, car ce qu'il raconte est hélas resté intemporel. Encore plus quand, au détour d'une séquence, on croise une toute jeune Marilyn Monroe dans l'un de ses premiers rôles, alors qu'elle n'était pas encore l'icône qu'elle est ensuite devenue : la voir en connaissant son destin ne fait que renforcer le propos du film sur la cruauté de l'industrie envers les actrices. Et quoi de mieux qu'une ressortie en salles pour (re)découvrir ce sommet dans les meilleures conditions possibles, avant de vous plonger dans la riche filmographie de Joseph L. Mankiewicz ?

