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25 mars 2021

Mort du réalisateur Bertrand Tavernier à l'âge de 80 ans

Fils de l'écrivain et résistant René Tavernier, le jeune Bertrand découvre le cinéma lors d'un séjour en sanatorium. Monté à Paris après-guerre, il y a pour camarade de lycée Volker Schlöndorff, qui lui fait connaître la Cinémathèque de la rue d'ULM. En cet âge d'or de la cinéphilie, il cofonde le ciné-club Nickel-Odeon, et collabore bientôt à différentes revues, notamment aux grandes rivales que sont les Cahiers et Positif.

En 1961, il travaille comme attaché de presse auprès de Georges de Beauregard, le producteur de la Nouvelle vague, grâce auquel il réalise ses premiers courts métrages, Le Baiser de Judas et Une chance explosive, dans le cadre des films à sketchs Les Baisers et La Chance et l'amour, sortis en 1964. Après avoir poursuivi en indépendant son activité d'attaché de presse, il est co-scénariste pour Riccardo Freda - un cinéaste qu'il remplacera, 25 ans plus tard, sur le tournage de La Fille de d'Artagnan.

C'est seulement en 1973 qu'il tourne, dans le Lyon de son enfance, son premier long-métrage, L' Horloger de Saint-Paul adapté de l'oeuvre de Simenon. Ce polar aux accents sociaux, récompensé par le Prix Louis-Delluc et l'Ours d'argent à Berlin, marque aussi sa rencontre avec Philippe Noiret, qui deviendra son acteur-fétiche.

Dès ses débuts, l'éclectique Tavernier alterne films d'époque (Que la fête commence, pour lequel il décroche le César du Meilleur réalisateur et du Meilleur scénario en 1976) et oeuvres contemporaines (Une semaine de vacances), en affichant une prédilection pour les sujets de société : il tourne en 1977 Le Juge et l'Assassin, réflexion sur les institutions et leurs excès répressifs avec un Galabru inattendu, puis en 1980 La Mort en direct, analyse prémonitoire des dérives de la télévision.

Imprégné de culture américaine — il est le co-auteur d'un dictionnaire de référence sur le cinéma d'outre-Atlantique —, Bertrand Tavernier adapte en 1980 un roman grinçant de Jim Thompson en resituant l'action dans l'Afrique coloniale (Coup de torchon), puis signe Autour de minuit, lettre d'amour au jazz.

Si La Passion Béatrice a pour cadre la Guerre de Cent ans, ce sont des conflits plus contemporains qui hantent bientôt l'oeuvre du cinéaste : la Première Guerre mondiale dans La Vie et rien d'autre (1989) puis Capitaine Conan (1996), la Guerre d'Algérie dans le documentaire La Guerre sans nom, et l'Occupation dans Laissez-passer (2003), qui le voit également s'interroger sur son métier de cinéaste.

Dans une veine plus intimiste, il tourne Un dimanche à la campagne, Prix de la mise en scène à Cannes en 1984, et Daddy Nostalgie, deux films tendres et pudiques sur les rapports filiaux — un thème qui lui est cher depuis son premier opus.

Dans les années 90, Bertrand Tavernier, qui déclara au critique Jean-Luc Douin que "les cinéastes sont des sismographes de leur époque", continue d'ausculter la société : dépeignant avec réalisme le quotidien de la Brigade des stups dans L 627 et celui d'un instituteur (Philippe Torreton) dans Ca commence aujourd'hui, il reçoit en 1995 l'Ours d'or à Berlin pour L'Appât, constat alarmant sur la violence d'une jeunesse désorientée.

Très au fait des dossiers qui agitent sa profession (défense de l'exception culturelle, combat contre la censure), il s'engage sur bien d'autres fronts, comme vient encore en témoigner le documentaire sur la double peine qu'il signe avec son fils Nils. Avec sa fille Tiffany, il co-écrit Holy Lola (2004), exploration de l'univers de l'adoption au Cambodge, mais aussi — pour la première fois dans son oeuvre — portrait sensible d'un couple d'aujourd'hui.

C'est dans une Louisiane dévastée par l'ouragan Katrina qu'il part ensuite tourner Dans la brume électrique (2009), adaptation d'un polar de James Lee Burke avec Tommy Lee Jones. De retour de son escale américaine, il présente à la Compétition officielle de Cannes sa Princesse de Montpensier, une plongée au cœur d'intrigues faites d'amour et de pouvoir dans la France du XVIe siècle, portée entre autres par Mélanie Thierry, Lambert Wilson et Gaspard Ulliel.

Trois ans plus tard, il adapte une bande-dessinée d'Antonin Baudry et Christophe Blain, Quai d'Orsay, et plonge le spectateur dans les coulisses du pouvoir politique français.

En 2017, il consacre une saga documentaire au cinéma français, un récit didactique et pédagogique partant des années 30 jusqu'aux années 60, et ponctué d'anecdotes personnelles. Les deux premiers épisodes sortent en salles et sont acclamés par la critique. Huit autres sont ajoutés pour une version télévisée. Il s'agira du dernier projet de Bertrand Tavernier, passeur de cinéphilie et cinéaste social qui aura marqué son époque.

11 novembre 2020

Armistice du 11 novembre : il faut revoir La vie et rien d'autre, le chef-d'oeuvre de Bertrand Tavernier

En ce jour férié de commémoration de l'Armistice du 11 novembre 1918, vous êtes peut-être intéressé par l'idée de prolonger cette journée du souvenir par le visionnage d'un film autour du sujet. Des oeuvres ayant pour sujet ou toile de fond la Première guerre mondiale, ce n'est pas ce qui manque : Les Sentiers de la gloire, Capitaine Conan, Gallipoli... De grands films, assurément.

Mais on privilégira cette fois-ci un autre chef-d'oeuvre : La Vie et rien d'autre, de Bertrand Tavernier, sorti l'année où la France célébrait avec faste le Bicentenaire de la Révolution française. Une oeuvre à bien des égards bouleversante, qui obtiendra 9 nominations aux Césars, et couronna l'acteur fétiche du cinéaste, l'immense Philippe Noiret, du second César du meilleur acteur de sa carrière, 14 ans après celui obtenu pour Le vieux fusil.

"Le point de départ du film, ca été je crois la lecture d’une préface d’un livre de Didier Daeninckx, dans lequel il évoquait le nombre de disparus après la guerre de 14-18" se souvient Bertrand Tavernier, dans une interview donnée en 2001 sur le film. "Chiffres que j’ai été vérifier dans le Quid. Quelque chose dans les 350.000 disparus et oubliés recensés dans l’immédiat après-guerre. J’étais effaré. Je me suis demandé "qu’est ce que c’était qu’un disparu, est-ce que ca se retrouve ?". A partir de là, l'idée est d'élaborer une histoire sur des gens qui cherchent des disparus. Une autre question me titillait aussi : comment est-ce qu’on avait trouvé le soldat inconnu qu’on avait mis sous l’Arc de Triomphe ?"

Le cinéaste s'est alors tourné vers Jean Cosmos pour co-écrire le scénario. Cet auteur connu pour être le parolier d'Yves Montand, des Frères Jacques, mais également, écrivain de pièces de théâtre et scénariste pour la télévision, est rejeté par le cinéma. "J'ai choisi Cosmos [...] après avoir vu certains de ses téléfilms", se souvient le cinéaste. Je trouvais que la situation historique était exposée avec une grande force (...) Je m'étais dit comment le cinéma peut-il se priver de quelqu'un avec une si grande imagination" poursuit Tavernier.

A l'époque en France, personne n'a encore écrit sur le sujet que doit aborder La Vie et rien d'autre. "On est parti sur un terrain vierge" se souvient Tavernier, "avec un certain nombre de détails que Jean est allé trouver auprès du service des sépultures militaires, du service de la Croix rouge, comment on identifiait les restes de disparus, etc...". C'est comme ça que petit à petit, Tavernier en est arrivé à imaginer avec Jean Cosmos le personnage du commandant Dellaplane, admirablement joué par Noiret, qui a pour mission -quasi impossible- d'identifier et retrouver les disparus de la guerre, afin que les familles puissent faire le deuil.

En somme, "Mettre un nom sur une figure, mettre une figure sur un nom" comme il le dit lui-même. En procédant de la sorte, il va "préserver une mémoire que l'on souhaite pourtant anéantir" explique le cinéaste; "car tout le monde veut oublier ces 4 années d'horreur. Le mot d'ordre pour les responsables politiques et les militaires, c'est l'amnésie. Tout le drame de cette gigantesque boucherie, c'est cette tentative de la dissimuler derrière un symbole, celui du soldat inconnu". Le personnage joué par Noiret a d'ailleurs une phrase terrible et explicite là-dessus : "les Officiels, ca les rassure, l'histoire du soldat inconnu. Ils ont fait tuer 1,5 millions d'hommes, et on ne va plus penser qu'à un seul".

Malgré l'intérêt d'un sujet qui n'a encore jamais été traité au cinéma et aussi fort, les financiers et les diffuseurs refusent de s'y investir. Seul René Cleitman, producteur de films pour la société Hachette, s'emballe pour le scénario ("C'était admirable, je ne pouvais plus m'en détacher"), mais il n'arrive cependant pas à boucler le budget. Bertrand Tavernier doit se battre comme pour un premier film. Même les chaînes de télévision font grise mine : ils ne voient pas en ce film un bon programme de prime time. "Ils croyaient tous que je faisais un film sur la mort" dira Tavernier, "alors qu'en fait, tous les personnages réapprennent à vivre !"

Les techniciens sont payés au tarif syndical, la production (Little Bear) renonce en grande majorité aux droits et pourcentages, et Philippe Noiret met son cachet en participation. Il faut dire aussi que le sujet du film trouve un écho particulier en lui : son père a fait la guerre de 14-18, et, survivant, a fini au grade de lieutenant. Ce sont d'ailleurs les décorations de son père qu'il porte dans le film; c'est dire l'affect que le comédien met dans son rôle. Le film se tourne en huit semaines entre novembre et décembre 1988, dans le froid et le mauvais temps de la Lorraine.

Le film de Tavernier met en lumière une réalité terrible. Saignée à blanc, la France a payé un lourd tribu lors de la Grande Guerre : 1,4 millions de soldats tués ou disparus, plus de 4,2 millions de soldats blessés, 300.000 civiles tués. Des années après, alors même que l'on parlait de la guerre de 14-18 comme "la Der des Ders", la tâche d'identification des disparus n'a jamais aboutie. C'est ainsi qu'au sein de l'Ossuaire de Douaumont, situé près de Verdun, 130.000 restes de soldats français et Allemands reposent. Des soldats anonymes, dont on a jamais pu trouver l'identité. La tâche du commandant Dellaplane dans le film est aussi magnifique et poignante que dérisoire.

Au lendemain de la guerre, toute une culture et rites funéraires se mettent en place. On érige des monuments aux morts dans 37.000 communes, pour saluer le sacrifice des hommes tombés aux champs d'honneur. Les rares sculpteurs survivants de la guerre connaissent un nouvel âge d'or et font fortune. C'est d'ailleurs, comme le rappelle Bertrand Tavernier, le début de la sculpture à l'échelle industrielle tellement la demande est forte. On fait des pèlerinages en famille sur les lieux même des combats, pour apaiser ses souffrances et trouver des réponses qui ne viendront jamais. On assiste même à un net regain du spiritisme, pour tenter de communiquer avec l'être cher trop tôt disparu. L'un de ses plus ardents pratiquants fut Arthur Conan Doyle : inconsolable, il perdit en effet son fils, son jeune frère et deux neveux durant la guerre...

Avec plus d'1,5 millions d'entrées, La Vie et rien d'autre est le deuxième plus gros succès public de Bertrand Tavernier après Coup de torchon à l'époque, qui avait rassemblé plus de 2 millions de spectateurs en 1981. Trente et un an après sa sortie, la force du film est toujours là, intact. C'est la marque des chefs-d'oeuvre.