S'il diffère naturellement par sa forme des oeuvres fictionnelles, le champ émotionnel ouvert par le documentaire peut être d'une puissance absolument dévastatrice. Parce qu'il aborde des sujets touchant parfois à l'intime, des questions qui nous heurtent profondément et nous interrogent sur notre rapport au monde et sa perception. Nous tend aussi parfois le miroir d'un passé que la conscience et la mémoire collective a pris soin d'enterrer.
Par sa durée, son intensité, son échelle planétaire, l'ampleur terrifiante de ses destructions, sa dimension génocidaire et industrielle de ses crimes de masse, la Seconde Guerre mondiale a toujours constitué un terreau fertile pour le cinéma de fiction, qui n'en finit pas de puiser abondamment dedans.
Le constat est le même pour son approche documentaire : il existe une quantité industrielle d'oeuvres ayant pour sujet le conflit le plus meurtrier de l'Histoire de l'Humanité, avec ses 80 millions de morts.
Dans la galerie des oeuvres sommes, particulièrement mémorables en la matière, figure un chef-d'oeuvre absolu sorti il y a 36 ans : De Nuremberg à Nuremberg, réalisé par Frédéric Rossif et Philippe Meyer.
Deux ans de travail à l'écriture et au montage pour accoucher d'un monumental documentaire fleuve de 4h en deux parties, qui balaye l'histoire de l'Europe entre le congrès du parti hitlérien à Nuremberg en 1935, baptisé "Triomphe de la volonté", et le procès des criminels de guerre dans cette même ville symbole, de novembre 1945 à août 1946.
Tout en décrivant l'enchaînement des faits, Rossif et Meyer remontent aux causes, à la génèse des fascismes, au rôle du communisme stalinien, pour dresser un tableau terriblement lucide, poignant et effrayant de la première moitié du XXe siècle. Celle que l'immense historien britannique Eric Hobsbawm avait qualifié comme étant "l'âge des extrêmes".
"Ce film a été fait par deux générations : celle qui a connu cette époque, comme Frédéric Rossif, qui s'était engagé dans la Légion étrangère durant la guerre. Et par moi qui suit de la génération d'après. Une génération de 14 ans, qui s'est toujours demandé ce qu'elle aurait fait durant cette période" racontait Philippe Meyer, dans un entretien vidéo, Ecrire de Nuremberg à Nuremberg, mené en 2003 à l'occasion de la parution en DVD du film aux éditions Montparnasse. "Evidemment, on ne le sait jamais, parce qu'on ne sait absolument pas si on a le courage physique ou moral de faire les choses".
Rossif, grand spécialiste du montage à qui l'on devait le déjà remarquable Mourir à Madrid en 1963 qui évoquait la guerre d'Espagne, voulait transmettre cette tragédie qui l'avait personnellement affecté puisqu'une partie de sa famille en était morte.
"Mais il ne voulait pas la transmettre n'importe comment. [...] Il était trop facile de faire un film d'indignation, 40 ans après. Ni de faire un film où on faisait la morale à tout le monde, ce qui aurait été obscène. On s'est tout de suite mis d'accord sur le fait qu'il fallait aussi montrer des destins individuels, et pas seulement la macro Histoire. Nous voulions faire un film à la fois très ambitieux, mais aussi avec une large audience".
De là une impitoyable sélection d'images d'archives, parfois rares, qui se téléscopent grâce à un fabuleux montage de Rossif, en symbiose absolue avec les commentaires écrits et dits par Philippe Meyer lui-même, d'une extraordinaire intelligence, jamais manipulateurs. Et puissamment soutenus par la musique de Vangélis. Pour livrer, in fine, un résultat proprement foudroyant.
"Frédéric était un virtuose du montage, avec une idée maîtresse : on ne prend pas la place de celui qui nous regarde. On ne lui dit pas ce qu'il doit ressentir. On l'informe. Donc cela supposait, au niveau de l'écriture, le moins d'adjectifs et d'adverbes possible".
S'il fut prévu un temps qu'un acteur dise le texte, Meyer changea rapidement d'avis. "Je me suis rendu compte qu'il ne fallait pas donner ça à un comédien, parce qu'il ne pourrait pas s'empêcher de jouer le texte" expliquait-il.
Si le documentaire Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophüls a marqué l'Histoire en provoquant à l'époque de sa sortie un séisme, en brisant l'image faussement unanime d'une France entièrement résistante durant l'Occupation, De Nuremberg à Nuremberg a su, lui aussi, contribuer au débat publique sur cette sombre période de l'Histoire. Le documentaire est d'ailleurs devenu un des éléments pédagogiques majeurs de l'enseignement de l'Histoire du XXe siècle dans les lycées.
Ce chef-d'oeuvre a pourtant bien failli passer à la trappe. Diffusé en novembre 1989 sur Antenne 2 dans l'émission Les Dossiers de l'écran, le documentaire était en réalité prêt depuis deux ans. "Il est resté dans les placards de la chaîne pour différentes raisons" expliquait Meyer, "qui étaient qu'il ne fallait pas diviser les français. En raison aussi de la campagne présidentielle de 1988, dans laquelle il y avait un candidat d'extrême-droite, et qu'on aurait pu accuser la chaîne d'orienter le vote avec la diffusion du film".
Et Meyer de conclure sur ces mots qui résonnent encore aujourd'hui, à l'heure où l'on commémore justement les 80 ans de l'ouverture des procès historiques de Nuremberg : "le dernier argument opposé, qui a d'ailleurs, lui, failli aboutir au retrait de la diffusion du film : "le nazisme, non merci, ca n'intéresse plus personne".
Envie de découvrir De Nuremberg à Nuremberg ? Il est encore disponible en DVD.
