Sorti en 1985, Mishima (Mishima: A Life in Four Chapters) est bien plus qu’un simple biopic. Paul Schrader signe ici un portrait d’artiste d’une rare intensité, retraçant la vie et le destin tragique de l’écrivain japonais Yukio Mishima, célèbre pour s’être donné la mort par seppuku en novembre 1970. L’œuvre, audacieuse et profondément originale, provoqua une vive réaction au Japon, au point d’y avoir été censurée.
Yukio Mishima, figure incontournable de la littérature japonaise, était obsédé par l’harmonisation du corps et de l’Art, tout en restant nostalgique d’un nationalisme qu’il considérait comme perdu. Chef d’une milice personnelle appelée Tatenokai (“société du bouclier”), il tenta un coup d’État au Ministère de la Défense, prenant en otage le général en chef des forces d’autodéfense et appelant les troupes à le rejoindre.
Face à 800 soldats, Mishima prononça un discours exaltant le Japon traditionnel et la figure de l’empereur. Mais la foule resta indifférente, fascinée ou hostile, et au bout de quelques minutes, il se retira pour accomplir son ultime acte : le 25 novembre 1970, il se donna la mort selon le rituel ancestral du seppuku, une pratique datant du XIIe siècle et réservée aux samouraïs. Une mort atroce, planifiée comme un dernier chef-d’œuvre.
Paul Schrader explique dans une interview de 2020, alors que son œuvre était mise à l’honneur lors d’un festival de cinéma japonais à Vienne, qu’il avait déjà exploré cette thématique dans Taxi Driver : “J’ai été attiré par cette histoire parce que j’avais écrit un script précédent, Taxi Driver, qui traitait déjà de cette idée pathologique de glorieux suicide.”
Mais cette fois, il voulait traiter un personnage hors du cadre américain habituel : ”Je voulais donc faire quelque chose de similaire, mais pas sur un de ces américains stupides. Mon frère, qui enseignait alors au Japon, m’a parlé de Yukio Mishima, écrivain réputé, très cultivé, homosexuel, et connu dans le monde entier. Et qui correspondait à cette idée d’auto-sacrifice. Mais ça a été un périple difficile pour mener à bien ce film.”
Financer le film fut en effet un véritable défi, au point que Francis Ford Coppola et George Lucas intervinrent comme producteurs. Le résultat est un long-métrage structuré en quatre chapitres, chacun reflétant une phase de la vie et de l’œuvre de Yukio Mishima, notamment Le Pavillon d’or, La Maison de Kyôko et la tétralogie La Mer de la fertilité, souvent considérée comme son testament littéraire.
La véritable prouesse de Paul Schrader fut de rendre visible l’évolution intellectuelle et philosophique de l’écrivain. Comme il le disait lui-même, le défi consistait à “tracer les courbes de sa pensée, sa progression philosophique à travers ses romans, jusqu’à réussir à dégager quatre phases qui constituent les quatre chapitres de son existence”.
Le scénario, signé par son frère Leonard Schrader, expert du Japon et auteur de scénarios comme Yakuza ou Le Baiser de la femme araignée, mêle habilement flashbacks et évocations littéraires. Visuellement, le film est sublimé par la photographie de John Bailey et le travail somptueux de la costumière et décoratrice Eiko Ishioka, future oscarisée pour Dracula de Coppola.
Ken Ogata incarne Mishima avec une intensité impressionnante, déjà reconnue dans La Vengeance est à moi de Shôhei Imamura et La Ballade de Narayama, Palme d’or à Cannes en 1983. La puissance du film tient aussi à la bande-originale de Philip Glass, dont les compositions mélancoliques et hypnotiques, élaborées à partir de simples brouillons de scénario, hantent durablement le spectateur. Certains morceaux, comme Runaway Horses, ont même trouvé une seconde vie, par exemple dans The Truman Show de Peter Weir.
Malgré sa qualité, Mishima n’a jamais été projeté officiellement au Japon… jusqu’au 30 octobre de cette année ! Figurant dans la sélection du Tokyo International Film Festival en 1985, la veuve de l’écrivain et des groupes d’extrême droite s’opposèrent à sa diffusion, refusant qu’il y soit représenté comme homosexuel. Il a finalement été projeté pour la première fois au public au Japon le 30 octobre dernier, dans le cadre d’un hommage au centenaire de Yukio Mishima lors du 38e Festival international du film de Tokyo.
Pour Paul Schrader, ce film représente l’apogée de sa carrière de réalisateur : “C'est le film grâce auquel on se souviendra de moi. En tant que scénariste, c’est Taxi Driver. Mais en tant que réalisateur, c’est Mishima.” Quarante ans plus tard, cette œuvre demeure un monument du cinéma, un portrait saisissant d’un artiste et d’un destin hors norme, à découvrir absolument, sur MUBI notamment.
