En 2013, la Bibliothèque du Congrès américain publiait une étude au constat absolument dramatique : 75% des films américains réalisés et produits durant l'époque du muet, soit entre 1912 et 1929, étaient irrémédiablement perdus. Sur 11.000 films produits, seuls 1575 existaient encore.
Et il ne s'agissait pas que de petits films oubliés de tous, mais concernait aussi des oeuvres fameuses, comme le formidable Londres après minuit de Tod Browning avec Lon Chaney, ou la première adaptation de Gatsby le magnifique, sortie en 1926, un an tout juste après la parution du livre de F. Scott Fitzgerald. C'est dire l'étendue du désastre.
Si en France le constat est semble-t-il moins alarmant, du fait d'un impact de la censure moindre et d'une politique de conservation des studios plus affirmée, comme l'écrivait un article de Slate publié également en 2013 dans le sillage de l'étude de la Bibliothèque du Congrès, il reste que ces oeuvres ont posé de très nombreux problèmes de conservation, notamment en raison de la grande fragilité des bobines de films, composées de nitrate d'ammonium, extrêmement inflammable.
Si l'on ajoute à cela des problèmes juridiques divers, des bobines parfois entreposées n'importe où et pas du tout inventoriées par pure négligence, pour ne citer que ces cas de figure, bon nombre d'oeuvres ont été déclarées perdues à jamais.
Réalisateur danois et figure majeure du cinéma de l'ère du muet, grand amateur d'Histoire, Carl Theodor Dreyer s'était pris de passion pour la vie de Jeanne d'Arc, depuis sa canonisation en 1924. Remaniant un manuscrit écrit par Joseph Delteil qui retraçait le procès de Jeanne d'Arc en 1431, il livrera en 1928 La Passion de Jeanne d'Arc.
Une oeuvre portée à bout de bras par une actrice venue du théâtre, Renée Falconetti, prête à endurer tous les supplices ou presque pour mieux incarner son personnage; y compris jusqu'à recevoir de vrais crachats au visage. Sur les 1500 plans tournés pour La Passion de Jeanne d'Arc, plus de 400, c'est à dire près d'un tiers, sont des très gros plans centrés sur le visage lumineux et innocent de l'actrice...
Comme en accord spirituel avec son propos, La Passion de Jeanne d'Arc périt deux fois par les flammes. La première fois en 1928, à l'époque où il était déjà censuré par les autorités en raison de ses critiques sur le clergé. Carl Theodor Dreyer réussit alors à reconstituer le film en s'aidant des prises originales non gardées au montage.
Mais, comble de l'ironie, cette seconde version "bricolée" brûla elle aussi. On cru le film définitivement perdu, jusqu'à ce que l'on retrouve une version apparemment fidèle à l'esprit de Dreyer (c'est à dire non censurée) dans un hôpital psychiatrique d'Oslo en 1981. Un miracle, assurément.