Lorsqu’au mitan des années 1920 Abel Gance tourne son grand œuvre sur la vie de Napoléon, le cinéaste n’avait pas vu venir l’arrivée du parlant. Résultat, une fois achevé en 1927, son monument parfaitement muet est déjà obsolète techniquement. Plusieurs projections sont toutefois organisées et Abel Gance bien avant Francis Ford Coppola (grand fan du film de Gance devant l'éternel au point d'avoir demandé à son père, Carmine, de l'orchestrer en 1981), n’aura de cesse d’en modifier les versions.
La copie présentée aujourd’hui est celle que Gance avait lui-même baptisée, Grande version. Sa découverte récente est le résultat d’un travail titanesque de près de seize ans. Sur plus de sept heures nous suivons les pas du futur empereur depuis son enfance jusqu’aux premiers feux de la campagne d’Italie. La suite de l’épopée napoléonienne devait faire l’objet de suites tout aussi ambitieuses que Gance sera finalement contraint d’abandonner.
1927-2024. Près de cent ans après les faits le cinéma n’a jamais été aussi bavard et se consomme à loisir sur des petits écrans. Voici donc notre Napoléon tout juste ressuscité qui débarque (enfin !) sur France 5 pour un marathon non-stop et en prime time de 21 heures à 4 heures du matin. Le Napoléon vu par Abel Gance a la télé, c’est le cinéma qu’on assassine ? Au contraire.
Parions que si Abel Gance décédé en 1981 était encore vivant, il se serait confortablement installé dans son canap’ ce vendredi soir et aurait passé la nuit à (re-)voir sa merveille. Une merveille qu’il a structurée comme une série avec des chapitres bien définis (25 au total) comme autant tableaux qui peuvent supporter une vision autonome : Le prologue (Brienne 1, Brienne 2), une Première partie (Des Cordeliers jusqu’à Double tempête), Le siège de Toulon et enfin une Deuxième partie (De La Terreur à la Campagne d’Italie) ...
Il ne faut surtout pas se laisser intimider par cette montagne qui peut donc se gravir par palier. Osons croire qu’une fois hypnotisé par la puissance du film, le téléspectateur finira par oublier les murs de sa chambre ou de son salon, écartera mentalement les bordures du cadre, pour être projeté corps et âme dans ce monde où les repères spatio-temporels sautent. La projection en avant-première de la restauration en juillet dernier à la Seine Musicale près de Paris a subjugué un public qui n’avait pas anticipé la puissance du chef-d’œuvre.
Le Napoléon vu par Abel Gance est un film qui ne ressemble à aucun autre. Sa démesure narrative se confond avec celle de son héros, sauveur de la Nation (les critiques de l’époque reprochaient à Gance son amour supposément aveugle de l’empereur !) Gance use (abuse ?) de tous les effets du cinéma (montage alterné, filtres lumineux, caméra embarquée, décors naturels...) et invente carrément le split-screen avec son final initialement projeté sur trois écrans tel un retable du Moyen-âge. L'auteur de L'Atalante, Jean Vigo, avait alors eu ce mot assassin : "Abel Gance sur trois écrans, c'est trois fois plus con!"
Quant à l’interprète de Napoléon, Albert Dieudonné, l’intensité de son regard foudroie celui qui le regarde. On raconte que l’acteur ne s’est jamais vraiment remis de son rôle.
Pour accompagner cette fresque qui sait aussi rester à hauteur de l’intime, le compositeur Simon Cloquet-Lafollye a spécialement créé une partition à partir d’œuvres préexistantes du XIXe et XXe siècle. La modernité de ce gigantesque "sample" rajoute à la vitalité du récit. Celles et ceux qui voudraient voir le film par épisode profiteront de sa présence gratuite durant 30 jours sur France.tv à l’issue de cette diffusion évènement.
Le Napoléon vu par Abel Gance sur France 5, le vendredi 22 novembre, à partir de 21h. Durée : 7h18