Dans Soundtrack to a Coup d’État, le réalisateur belge Johan Grimonprez plonge le spectateur au cœur d’un tournant historique : l’année 1960, marquée par l’arrivée de 16 pays africains à l’ONU et la mise en marche de la décolonisation. Au Congo, nouvellement indépendant mais déjà déchiré par une guerre civile, les puissances occidentales se disputent les ressources stratégiques, notamment l’uranium. L’ONU devient alors le théâtre d’un bras de fer géopolitique où se joue bien plus que l’avenir d’un pays…
Connu pour son œuvre engagée, entre art, cinéma et documentaire, Johan Grimonprez poursuit ici son exploration des zones d’ombre du pouvoir. Après Shadow World (2016), où il dénonçait les dérives du commerce international des armes, le cinéaste belge explique avoir cette fois voulu “se confronter aux fantômes plus personnels de notre passé colonial.”
Pour se faire, Soundtrack to a Coup d’État s’appuie sur une richesse d’archives visuelles, textuelles et sonores impressionnante : concerts live, défilés militaires, extraits de journaux, entretiens inédits avec des témoins et acteurs de l’époque (certains confessant leurs responsabilités sans détour). Cette matière brute donne au film un gage de fiabilité, mais aussi une forme d’intimité percutante. “Et si j’ai décidé d’ajouter les références de toutes les citations et données mises en avant, c’est aussi pour dire « vous pouvez penser que c’est biaisé, mais voici les sources, faites vos recherches »" ajoute le réalisateur.
Parmi les trésors exhumés : des discours de Patrice Lumumba que l’on croyait disparus et retrouvés dans les sous-sols de l’Africa Museum de Bruxelles. Le réalisateur a également pu compter sur la collaboration précieuse d’Eve Blouin (fille de la militante anticoloniale Andrée Blouin) et de l’écrivain congolais In Koli Jean Bofane, qui lui ont ouvert leurs archives personnelles. Leurs récits et leurs images de famille apportent une touche de poésie au récit, tout en enracinant le documentaire dans une histoire vécue.
Au-delà des jeux géopolitiques, Soundtrack to a Coup d’État met en lumière des figures trop souvent reléguées aux marges de l’Histoire. Héros occultés, femmes effacées, leaders dépeints comme des ennemis à abattre : il réhabilite ces voix qu’on a (trop) souvent tenté de faire taire. « En plongeant dans cette matière historique, j’ai rencontré plusieurs figures marquantes que les manuels scolaires ont souvent présentées comme des antagonistes, confie Johan Grimonprez. Mais plus je découvrais leurs parcours, plus je réalisais à quel point leur véritable rôle avait été déformé. »
Parmi elles, celle de Patrice Lumumba, Premier ministre du tout nouveau gouvernement congolais devenu indépendant le 30 juin 1960. Son discours mémorable en réponse au roi belge, dénonçant les atrocités du colonialisme le fait entrer dans l’Histoire comme une icône des luttes anticoloniales. Après son assassinat, il devient un symbole et un martyr de la libération africaine.
Plus méconnue encore : Andrée Blouin, femme libre, anticolonialiste et profondément engagée dans l’émancipation des femmes congolaises. Elle fut tour à tour oratrice, organisatrice politique et proche de Lumumba. Traquée, décrédibilisée comme « communiste » ou « courtisane » par les services secrets belges, elle fut expulsée du Congo. Le documentaire lui redonne toute sa place dans l’histoire du panafricanisme.
Plus surprenant encore : le portrait nuancé du leader soviétique Nikita Khrouchtchev. Bien souvent réduit à une caricature — celle de l’homme furieux tapant sa chaussure sur le pupitre de l’ONU —, il apparaît ici sous un autre jour. “J’ai fini par voir dans ce geste une indignation théâtrale, mais sincère, contre l’instrumentalisation de l’ONU par les États-Unis dans la crise congolaise”, explique Grimonprez.
Dans Soundtrack to a Coup d’État, la musique ne se contente pas d’accompagner l’image : elle dicte le rythme, la structure et la portée politique du récit. Plus qu’une simple bande-son, le jazz devient ici un acteur à part entière, porteur d’un message ambivalent.
Le documentaire est ponctué de séquences vibrantes où l’on retrouve des légendes du jazz en concert : Louis Armstrong, Nina Simone, Abbey Lincoln, Melba Liston, Duke Ellington… Mais derrière la virtuosité de ces performances, le film révèle un sous-texte profondément politique.
Dans le contexte tendu de la Guerre froide, le jazz devient une arme à double tranchant. D’un côté, ses chefs de fil font entendre leur voix contre l’oppression, dans des chansons puissamment engagées. Black & Blue par exemple, de Louis Armstrong, interroge frontalement le racisme : “Qu’ai-je fait pour être noir et si couvert de bleu ?”. D'autres vont jusqu’à mêler politique et performance : le trompettiste Dizzy Gillespie, figure du bebop, annonce sa candidature symbolique à la présidence des États-Unis.
Mais le film met aussi en lumière une ironie tragique : ces artistes, souvent victimes de discriminations dans leur propre pays, sont utilisés comme outils de propagande par l’ONU et le gouvernement américain qui les envoient en Afrique pour représenter une image pacifiée et progressiste des États-Unis. Une mission de “diplomatie culturelle”, en apparence… mais parfois teintée de manipulations. Le film révèle ainsi un épisode édifiant : où Armstrong aurait été utilisé comme couverture par la CIA. Son concert en Afrique, présenté comme un geste d’amitié, aurait permis l’exfiltration secrète de 1500 tonnes d’uranium vers les États-Unis… Le sort réservé à Nina Simone n’en est pas moins glaçant : envoyée au Nigeria sans savoir qu’il s’agit d’une opération orchestrée par la CIA, elle est victime de deux attaques violentes lors de son voyage. Sa radicalité politique s’en trouvera décuplée.
En confrontant art, politique et décolonisation, le film nous rappelle donc à quel point la mémoire reste un territoire de lutte et que l’écrivain américain Mark Twain avait vu juste lorsqu’il écrivait : « L’Histoire ne se répète pas, mais elle rime souvent. »
Avec Soundtrack to a Coup d’État, Johan Grimonprez signe un documentaire vertigineux d’une qualité rare, mêlant archives inédites, figures oubliées et rythme envoûtant. Un épisode-clé de l’Histoire mondiale à découvrir dès maintenant sur grand écran.
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