A l'occasion de la ressortie du Samouraï en DVD et Blu-ray 4K -suite à son retour en salles remarqué cet été- nous repartageons notre analyse du film de Jean-Pierre Melville, initialement publiée dans Première Classics. Bonne lecture !
"Il n’est pas de plus profonde solitude que celle du samouraï, si ce n’est celle du tigre dans sa jungle, peut-être." Cette citation extraite du livre sacré des samouraïs, le Bushido, figure en exergue du Samouraï de Jean-Pierre Melville. Elle donne d’autant plus la tonalité du film… qu’elle a été inventée de toutes pièces par son réalisateur. Comme pour nourrir sa propre légende sur laquelle il veille scrupuleusement.
Sa place a toujours été à part au sein du cinéma français et il en est parfaitement conscient. Son statut héroïque d’ancien résistant va de pair avec sa mauvaise réputation. Après trois films avec Jean-Paul Belmondo : Léon Morin, prêtre, Le Doulos et L’Aîné des Ferchaux, rien ne va plus entre les deux hommes. Ce qui incite le metteur en scène à se rapprocher de son seul rival : Alain Delon.
La première fois qu’il l’a croisé, c’était à la fin des années 50 au restaurant l’Élysées Matignon. Le réalisateur a alors tendu son agenda fétiche au jeune premier – qu’il a remarqué dès sa première apparition à l’écran en 1957 dans Quand la femme s’en mêle d’Yves Allégret – pour qu’il y inscrive son nom. En guise de porte-bonheur…
Quelques années plus tard, Jean- Pierre Melville lui propose une adaptation du roman Main pleine de Pierre Lesou. Le héros du Guépard (1963) de Luchino Visconti décline sous prétexte qu’il entend profiter de son étoile montante pour partir à la conquête du monde. Entre-temps, c’est Michel Deville qui, en 1964, porte ce polar à l’écran sous le titre de Lucky Jo avec Eddie Constantine.
Quand Melville revient finalement à la charge, au cours de l’hiver 1966, en plein triomphe du Deuxième souffle, c’est pour proposer à Delon le rôle de Gerbier, que tiendra finalement Lino Ventura dans L’Armée des ombres. Le cinéaste se heurte toutefois à un nouveau refus de l’acteur, qui lui demande s’il n’a pas un autre sujet dans ses tiroirs. Or, raconte Melville, "en 1963, avant qu’il ne me fasse savoir qu’il se consacrait à une carrière internationale, j’avais écrit à son intention un scénario original. Je lui ai dit. D’emblée, il a tenu à ce que je lui lise. La lecture a eu lieu chez lui. Les coudes sur ses genoux, les yeux enfouis dans ses mains, Alain m’écoutait sans même bouger quand, brusquement, après avoir soulevé la tête pour donner un coup d’oeil à sa montre, il m’a arrêté :
– Cela fait sept minutes et demie que vous lisez votre scénario et il n’y a pas encore l’ombre d’un dialogue. Cela me suffit. Je fais ce film. Comment s’appelle-t-il ?
– Le Samouraï, lui ai-je répondu.
Sans mot dire, il m’a fait signe de le suivre. Il m’a conduit dans sa chambre : elle ne contenait qu’un lit en cuir, une lance, un sabre et un poignard de samouraï." Le scénario, signé par Melville et son complice Georges Pellegrin, fait cent dix-neuf pages, mais la première réplique n’est prononcée qu’à la dixième. Jane, la fille qui va servir d’alibi au tueur, se contente de prononcer son prénom : Jef. Quant au postulat, il est élémentaire car, décrète le réalisateur, "on se doit de se renouveler, même si l’on traite le même thème. L’action resserrée sur quarante-huit heures n’a que quatre personnages" : le tueur (Alain Delon), le commissaire de police (François Périer) et deux femmes (Nathalie Delon et Cathy Rosier qui débutent l’une et l’autre à l’écran).
À en croire son générique, Le Samouraï est tiré d’un roman noir intitulé The Ronin… dont il n’existe pourtant aucune trace nulle part. Pas davantage que de son auteur, un certain Goan (ou Joan) McLeod. Ce qui n’empêche pas le réalisateur de déclarer que « c’est en regardant Alain Delon, et en voyant qu’il avait un sourcil de forme japonaise, que j’ai pensé à ce roman ».
Histoire de brouiller encore un peu plus les pistes, Melville affirmait également volontiers avoir lu et aimé le roman de Graham Greene dont s’est inspiré Frank Tuttle pour Tueur à gages, même s’il trouvait que "le portrait du schizophrène comportait de grandes lacunes". Troublant écho, il définira lui-même son film comme "l’analyse d’un schizophrène faite par un paranoïaque", en l’occurrence… lui-même. Parce que, en cette année qui précède la grande révolution soixante-huitarde, le metteur en scène célèbre "la fin d’un cycle : c’est mon dixième film en vingt ans, dit-il. J’ai commencé Le silence de la mer le 10 août 1947, j’aurai fini Le Samouraï aux alentours du 10 août 19675" (il s’achèvera en fait cinq jours avant).
Le réalisateur n’est pas seulement maître du destin de ses personnages, mais du sien propre. Sa vie d’artiste est devenue une légende dont propose un aperçu saisissant l’émission de la collection Cinéastes de notre temps que lui consacrent André-Sylvain Labarthe et Janine Bazin : Jean Pierre Melville (portrait en 9 poses). Il arbore un Stetson, des lunettes noires, un trench-coat mastic et roule dans une Ford Mustang équipée d’un autoradio dernier cri. Michel Audiard s’en inspirera d’ailleurs plus tard pour le chef de gang incarné par Paul Meurisse dans Le Cri du cormoran le soir au-dessus des jonques. Des fenêtres de sa maison de campagne de Tilly-sur-Eure, le réalisateur se targue de pouvoir contempler un panorama de western à deux cent vingt degrés. Grâce à des volets intérieurs qu’il a fait poser devant les fenêtres de sa chambre, il y travaille dans le noir absolu et, de toute façon, la nuit depuis toujours. "Si je veux écrire une continuité, explique-t-il, je suis obligé de me concentrer, de retrouver une attitude foetale dans un milieu bien fermé, bien obscur, bien à moi."
Le personnage du samouraï, c’est autant Jean-Pierre Melville que Gustave Flaubert était Madame Bovary. Quant à l’univers dans lequel il évolue, il trahit l’une des principales préoccupations du cinéaste, "essayer d’apporter une part de rêve au spectateur en ne lui apportant pas ce qu’il voit tout le temps". Comme tous ses films depuis Bob le Flambeur, le tournage se déroulera donc pour l’essentiel aux Studios Jenner dans le treizième arrondissement de Paris, au cours de l’été 1967. Cet ancien entrepôt désaffecté d’un millier de mètres carrés, le réalisateur l’a découvert au début des années 50 et l’a fait aménager. Il le qualifie lui-même d’"échoppe de cordonnier" avec la foi d’un artisan, tout en assumant qu’"il faut être complètement fou pour avoir ses propres studios", mais en soulignant qu’il a été précédé dans cette voie périlleuse par le Bordelais Émile Couzinet et le Marseillais Marcel Pagnol. Il est tellement attaché à ce lieu qu’il en exploite inlassablement les moindres recoins, comme le souligne malicieusement Bertrand Tavernier, qui fut son assistant, dans son formidable Voyage à travers le cinéma français. Et surtout, il dort à l’étage au-dessus, ce qui lui permet de descendre parfois en pleine nuit l’escalier en colimaçon afin de tester un angle de caméra ou un effet de lumière.
Cette proximité ne lui permettra toutefois pas de faire face à l’incendie qui se déclare vers huit heures et demie du matin, le 29 juin 1967, "en un point de la toiture où ne passe aucune canalisation électrique", alors que le tournage en extérieur a débuté dix jours plus tôt et que l’équipe déco est à pied d’oeuvre. Malgré l’intervention de six casernes de pompiers deux heures durant, le feu détruit la quasi-totalité des Studios Jenner que le décorateur François de Lamothe décrit comme "une sorte de capharnaüm vétuste avec des fils électriques qui pendouillent comme des lianes". Ce jour-là, en arrivant sur les lieux, il assiste à un spectacle apocalyptique : Melville, vêtu de son pyjama et totalement trempé par les lances à incendie, déambule hagard au milieu des débris fumants. Il tient dans ses bras sa chatte Griffaulait, qu’il a réussi à sauver. "Je n’oublierai jamais cette image d’un homme défait, s’accrochant à son petit animal hirsute, raconte Lamothe, lui qui affichait toujours une élégance sévère, imposante. En quelques minutes, des jours et des nuits de travail sont réduits à néant." La presse annonce que le tournage se poursuivra à Billancourt. Mais le décorateur prend les choses en main et va trouver le directeur des studios de Saint-Maurice qui compte parmi ses amis. Celui-ci renâcle toutefois à accueillir un cinéaste qui a porté plainte contre X en émettant publiquement l’éventualité d’un acte malveillant commandité par un studio concurrent et jouit d’une mauvaise réputation justifiée par ses déclarations à l’emporte-pièce.
Le réalisateur en veut par ailleurs à son décorateur d’entretenir une liaison sentimentale avec Cathy Rosier, mannequin martiniquais de 22 ans à qui il a décidé de confier le deuxième rôle féminin de son film après l’avoir rencontrée sur le plateau de l’émission télévisée Permis la nuit. Malgré la pression qui pèse sur ses jeunes épaules, celle-ci réussit à garder la tête froide et déclare : "Je ne lâcherai pas la proie pour l’ombre, tant que je ne serai pas sûre de réussir dans la branche du cinéma."
Pour l’heure, son amant dispose d’une quinzaine de jours pour sauver Le Samouraï du sinistre. "Alain Delon et François Périer m’ont soutenu dans ma détermination à reprendre le tournage, raconte François de Lamothe. Ayant obtenu le plus grand plateau de Saint-Maurice, j’ai doublé mes équipes et, en à peine deux semaines, nous avons reconstruit les décors." Malgré cette perte qui se chiffre à trois millions et demi de francs (environ cinq cent mille euros), faute d’assurance, Melville refuse de baisser la garde et évoque "un coup dur qui a failli me décourager. Je tenais sentimentalement à ces studios. Mais déjà les plans sont faits et je vais les reconstruire. Ce que je regrette le plus, c’est la perte de collections personnelles et de tous les souvenirs concernant mes films précédents" parmi lesquels pas moins de vingt-deux scénarios et une demi-douzaine de chapeaux noirs de chez Gelot. "C’est passionnant d’être ruiné", fanfaronnera-t-il même plus tard.
Jean-Pierre Melville reçoit le journaliste de l’ORTF Maurice Seveno dans la chambre à coucher du Samouraï : "C’est un décor que je n’ai pas traité de façon réaliste, explique-t-il, étant donné qu’il est situé dans le vingtième arrondissement, près du métro Télégraphe, et que, par exemple, la hauteur du plafond, la forme des fenêtres, la découverte photographique que vous apercevez à travers les fenêtres, tout ça n’est pas très vrai. On ne se sent pas tout à fait à Paris. Les spectateurs ne le sentiront pas, eux. Ils subiront, sans analyser, le dépaysement qu’un décor va leur procurer et ça les aidera à s’installer un petit peu mieux dans le fauteuil." En d’autres termes, précise le réalisateur, "j’ai voulu donner à mon décor l’aspect et les dimensions d’un décor d’opéra". Selon François de Lamothe : "Pour répondre à ses volontés drastiques, j’ai imaginé une pièce austère avec des matériaux travaillés dans les camaïeux de gris. Peu d’objets, seule une cage avec un canari [en fait un bouvreuil] apporte une touche d’humanité. Des fenêtres à guillotine accentuent l’impression de mort qui rôde en permanence dans le film."
Chez Melville, le tournage est un véritable rituel où tout est ordonné. À commencer par son rapport à ses interprètes. "Je m’habille toujours comme les acteurs principaux que je dois diriger dans une scène, explique-t-il, car il est beaucoup plus facile de montrer des gestes et de se mettre devant une caméra, dans la lumière, pour expliquer à des acteurs ce qu’ils doivent faire si, de près ou de loin, on a le même aspect physique qu’eux." La théorie peut paraître fumeuse. Elle produit des effets indéniables et relève de la mythologie melvillienne qui prône une certaine idée du fétichisme vestimentaire. Selon lui, par exemple, "un homme qui tire un coup de feu avec un chapeau sur la tête est bien plus impressionnant qu’un homme nu-tête. Le port du chapeau équilibre un peu le revolver au bout de la main". Par ailleurs, sur le plan formel, Jean-Pierre Melville encourage son fidèle opérateur Henri Decae à filmer les extérieurs à l’aide d’une caméra de reportage qu’il tient le plus souvent lui-même à bout de bras afin de reproduire aussi fidèlement que possible le mouvement permanent qui rythme ce film d’action, comme ils en ont pris l’habitude depuis leur première collaboration sur Le silence de la mer. "Je ne peux m’entendre en vérité qu’avec un opérateur qui sait qu’on peut tout faire, explique le réalisateur. À partir du moment où on sait qu’il va y avoir quelque chose sur la pellicule, il faut oser. Alors que la majorité des opérateurs veulent le maximum de lumière et diaphragmer au maximum, Decae, au contraire, laisse ouvert et éclaire peu." Pour la séquence au cours de laquelle Delon change les plaques minéralogiques d’une voiture volée, cela ne l’empêchera pas d’avoir recours à un groupe électrogène… que Melville s’empressera de remplacer par un compteur de quinze ampères, nettement insuffisant pour éclairer l’ensemble du décor. Résultat : le chef opérateur stressé finira le tournage en se faisant porter pâle. Quant à la dernière scène filmée entre Alain et Nathalie Delon, où il lui embrasse les cheveux, elle coïncidera avec la rupture définitive du couple dans la vie et fera dire à Melville qu’"ils se sont définitivement quittés le soir même".
L’accueil réservé au Samouraï est moins unanime que ne pourrait le faire croire sa glorieuse postérité. Certains observateurs relèvent des invraisemblances criantes et contestent certaines ellipses qui nuisent à la compréhension voire la propreté bien peu réaliste du Quai des Orfèvres.
Au moment de la sortie, le 25 octobre 1967, avant tout inquiet des réactions du public, qu’il a un besoin impératif d’attirer en nombre pour compenser la perte de son studio et assurer ses arrières, Jean-Pierre Melville n’hésite pas à se poster en personne à la sortie de certaines salles qui programment Le Samouraï afin d’y questionner les spectateurs sur les motivations qui les ont conduits à le choisir plutôt qu’un autre. Lui qui soutient qu’"il ne faut pas frustrer le spectateur ni le bluffer", il peut ainsi juger sur pièces de l’impact du bouche-à-oreille et annoncer un peu partout un projet qui ne verra jamais le jour : une nouvelle adaptation de La Chienne de Georges de La Fouchardière, déjà porté à l’écran par Jean Renoir et Fritz Lang. Il tournera en lieu et place L’Armée des ombres (1969).
Quant à Delon, c’est Le Samouraï qui fera ironiquement de lui une légende au Japon. Le film lui-même deviendra une référence incontournable pour bien des cinéastes, asiatiques comme occidentaux, tels que Martin Scorsese, Rainer Werner Fassbinder, Quentin Tarantino, Michael Mann. Il inspirera aussi Police Python 357 à Alain Corneau, The Killer à John Woo, Ghost Dog, la voie du samouraï à Jim Jarmusch et Vengeance à Johnnie To dans lequel le personnage campé par Johnny Hallyday se nomme Francis Costello, en hommage au Jef Costello immortalisé par Alain Delon…
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