Suite à la Révolution syrienne, le régime de Bachar Al-Assad assiège le quartier de Yarmouk (Damas), plus grand camp de réfugiés palestiniens au monde. Yarmouk se retrouve alors totalement isolé. Né en 1989 dans ce quartier, Abdallah Al-Khatib, le réalisateur, travaillait avant la Révolution pour l’ONU comme coordinateur des activités et des bénévoles, ainsi qu’à l’UNRWA (Office de Secours et de Travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) comme responsable du Centre de Soutien à la Jeunesse (Youth Support Center) de Yarmouk. Armé de sa caméra, il témoigne des privations quotidiennes, tout en rendant hommage au courage des enfants et des habitants du quartier.
Le conflit syrien a fait l'objet d'une grande quantité de reportages dans les médias du monde entier, depuis son déclenchement en 2011. Mais les documentaires tournés in situ par les victimes elles-même de ce drame humain, sources de première main, donnant à voir les effets directs de ce conflit, ne sont finalement pas si nombreux que cela. C'est ce qui fait le prix et la force du témoignage de Little Palestine - journal d'un siège, dont les images, à la fois terribles et poignantes, ont la vigueur d'un uppercut.
"En état de siège, la vraie prison de l'assiégé, c'est le temps. Méfie-toi. Si tu suis le temps, il te tuera. Remplis le vide avec du sens, tant que tu peux" commente avec sa voix douce le réalisateur, dans un récit en voix off qui tient tout autant de la réflexion poétique que d'une mise en perspective des images très dures qui défilent sous nos yeux.
Dans un siège, la notion de journée change; le temps se dilate, à n'en plus finir. "Une journée ne se définit plus par le lever et le coucher du soleil, mais par votre première et dernière bouchée de nourriture. En état de siège, les gens ne se réfèrent plus aux salutations habituelles du matin ou du soir, ils demandent plutôt : "Qu’as-tu mangé aujourd’hui ?"
Et d'ajouter : "Peu importe que l’on soit vendredi ou samedi. Les déplacements sont liés à la recherche de nourriture, le temps y devient donc également lié. Le temps en état de siège est long et morbide. La journée ne se termine pas toujours, à moins que vous trouviez de la nourriture. Dès lors que vous en trouvez, le temps paraît moins long.Car le siège bouleverse la temporalité des individus".
Abdallah Al-Khatib capte ainsi de nombreuses situations. De la plus banale, voire surréaliste, comme cet homme qui reconstruit un muret avec des parpaings, dans un immeuble complètement éventré par les bombes. Spectacle tragique et tentative dérisoire de conjurer l'horreur et redonner un semblant de sens au quotidien.
Des moments de joie et de réconfort, fut-il éphémère, lorsqu'un piano est descendu d'un appartement ravagé pour improviser une chanson. Jusqu'aux images bouleversantes et insupportables de ces enfants, réduits à couper et manger l'herbe ramassée sur un terrain vague. "On mange la nourriture des vaches !" balancent des enfants, hilares, au réalisateur. L'innocence de l'enfance sacrifiée sur l'autel de la guerre et son atroce réalité.
La guerre dévore tout. Les murs comme les Hommes. Un spectacle de désolation, mais où la vie tente de continuer malgré tout; entre colère, rage, impuissance et désespoir. "Certaines mères en viennent à pleurer lorsqu'un avion passe sans lâcher de bombe sur elles et leurs enfants, ce qui aurait mis fin à leurs souffrances et à la faim qui les torturaient" entend-t-on dans le documentaire...
Les effets dévastateurs de la guerre en Syrie ont beau être visibles à l'écran, sur les champs de ruines de ce quartier jadis si vivant de Yarmouk, sur ces visages de femmes, d'hommes et d'enfants émaciés par la faim qui devient logiquement une obsession, elle reste pourtant en hors champ.
Sauf à quelques glaçants instants, comme cette séquence où un hélicoptère des forces armées de Bachar Al-Assad qui survole le quartier lâche non loin de là où le cinéaste filme un baril explosif. Des bombes souvent lâchées dans les zones urbaines, dont les victimes seront avant tout des civils...
Au-delà de la tragédie qui se déroule sous nos yeux, Yarmouk est aussi tout un symbole. Car dans l'Histoire du mouvement national Palestinien, le quartier de Yarmouk, qui s'étend sur 2 km² à peine, était initialement un camp de réfugiés créé par l'ONU en 1957 pour accueillir les Palestiniens chassés de leurs terres, ou fuyant la guerre israélo-arabe après la création de l'État hébreu en 1948.
Mais c'était bien plus qu'un gigantesque camp de réfugiés, le plus grand du Proche Orient, comme on le présente souvent. Foyer d'incubation identitaire, lieu de brassage économique et culturel, Yarmouk accueillait encore environ 160.000 Palestiniens au début du conflit, en 2011, soit le tiers de leur nombre total en Syrie.
Le calvaire de Yarmouk s'est en fait amplifié en avril 2015, date à laquelle l'organisation État Islamique, avec l'aide des combattants du Front al-Nosra, l'ex-branche d'Al-Qaïda, s'est emparé du camp de Yarmouk, avant d'en expulser un an plus tard son rival jihadiste.
Figurant parmi les derniers bastions tenu par l'Etat Islamique, le camp fut pilonné par le régime d'Al-Assad, épaulé par des factions palestiniennes locales, tandis que des officiers russes supervisaient l'opération, selon l'Observatoire syrien des droits de l'Homme (OSDH). En mai 2018, 1.600 combattants et civils ont été évacués. Seuls 100 à 200 personnes sont resté vivre -survivre plutôt- dans cet amas de ruines, envers et contre tous.
Le point final d'une tragédie au très long cours que Chris Gunness, le porte-parole de l'Agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), qualifiait déjà ainsi en 2014 : "Dans le lexique de l'inhumanité de l'Homme envers son frère s'ajoute un nouveau terme : Yarmouk". Little Palestine - journal d'un siège y apporte une poignante et salutaire contribution.
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