Non sans une certaine ironie, Schrader aurait pu faire appel -quelques années auparavant- au plus célèbre metteur en scène du 7e art. Alias Man prolifique, il est l'auteur de plus d'une centaine de films, séries télé, documentaires, vidéoclips, et même jeux vidéo. Son nom ? Alan Smithee, le célèbre pseudonyme utilisé par les artistes américains ayant désavoué leur travail.
Retour sur une géniale création hollywoodienne 100% virtuelle, aussi étrange et fascinante.
Il fut tour à tour metteur en scène, assistant réalisateur, scénariste, acteur, producteur, directeur artistique, responsables des effets visuels ou directeur de la photographie. Son nom apparaît sur plus de 100 films, séries télé, vidéoclips, documentaires, et même, plus étonnant, de jeux vidéo. Il a dirigé de grands noms du 7e Art, tels Robert de Niro, Max Von Sydow, Richard Widmark, Burt Reynolds… En fait, il fut tellement célèbre qu’il a même eu droit, à sa mort officielle à 39 ans en 1999, à un enterrement de première classe.
"Il", c’est bien entendu Alan Smithee, anagramme de "The Alias Name", le célébrissime pseudonyme créé par la Directors Guild of America, derrière lequel se sont abrité les auteurs ayant désavoué la version définitive de leur travail, mais qui ont gardé le droit de réclamer leur salaire.
Une création qui résonne comme un étrange paradoxe au pays de l’oncle Sam. Car en faisant cette création, c’est confirmer et reconnaître en cela l’existence d’un cinéma d’auteur, tout en fournissant en même temps des outils aux studios et aux producteurs pour exercer un contrôle sur leur travail.
Pendant longtemps, la DGA a interdit à ses membres l’usage d’un pseudonyme. Dans un pays et une usine hollywoodienne à rêves où les producteurs règnent en maîtres et ont le Final Cut sur les œuvres, cette mesure / création va apparaître comme une bouée de sauvetage pour ceux qui en feront l’usage.
Le nom d’Alan Smithee apparaît pour la première fois (mais pas sous cette orthographe) dans un téléfilm réalisé en 1955, The Indiscret Mrs Jarvis. Derrière cet alias, Frank Burt, le réalisateur, qui refuse de voir son travail charcuté par les ciseaux des monteurs et producteurs afin de le faire rentrer dans les cases ultra codifiées de la TV américaine.
Sur grand écran, son acte de naissance est plus tardif : 1968. Cette année-là, la Major Universal confie à un solide artisan de la TV, Robert Totten, la réalisation d’un western, Death of a Gunfighter, dont la tête d’affiche n’est autre que le vétéran Richard Widmark.
Après 25 jours de tournage qui voient les relations entre le metteur en scène et l’interprète principal inexorablement se dégrader, la production du film s’arrête net. Widmark exige le remplacement de Totten, qu’il juge incapable.
Avec la bénédiction du studio, Widmark sollicite alors Don Siegel, qui n’a pas franchement le profil du débutant. Il a en outre l’avantage d’avoir dirigé encore récemment Widmark dans Police sur la ville. Siegel passe une dizaine de jours sur le tournage, essentiellement à mettre en boîte le début et la fin du film.
L’ennui, c’est que Siegel refuse que son nom soit crédité au générique et donc d’endosser la paternité du film. Quant à Robert Totten, il est légitimement vexé de cette mise à l’écart sans sommation, et refuse donc que son nom soit crédité. Devant l’impossibilité d’exploiter légalement un film sans réalisateur au générique, Universal fait alors appel à l’arbitrage de la DGA.
Le syndicat propose le nom passe-partout d’ "Al Smith". Problème : en vérifiant ses registres, la DGA se rend compte qu’il existe déjà. Le nom change pour devenir "Smithe" ; c’est encore trop proche. Finalement, Don Siegel propose "Allen Smithee", qui sera retenu.
Au fil des années, le pseudonyme se transformera en « Alan Smithee », anagramme de "The Alias Men", qui sera très officiellement entériné par la DGA, et utilisé en dernier recours en cas de différends irréconciliables entre le metteur en scène et la version exploitée de son œuvre.
Savoureuse ironie, l’accueil critique du western Death of a Gunfighter est plutôt bon : le New York Times loue la "réalisation nette et tranchante du réalisateur Allen Smithee" ; tandis que l’influent critique cinéma Roger Ebert, du Chicago Sun Times, salue le remarquable travail d’ "Allen Smithee, un réalisateur qui ne [lui] est pas familier".
Pour la DGA, hors de question cependant de donner son feu vert à tour de bras pour les éventuelles demandes d’emprunt du pseudonyme. Le cahier des charges est assez drastique. Le demandeur doit se constituer un dossier solide, et plaider sa cause devant une commission spéciale qui étudie le bien-fondé de la demande.
Pas question d’autoriser un metteur en scène à utiliser l’alias au simple motif qu’il a honte de son travail. S’il obtient effectivement le feu vert pour utiliser le pseudonyme, le demandeur a en outre l’interdiction formelle d’en faire la publicité ; autrement dit, communiquer auprès des médias les raisons de l’emprunt du pseudo.
De 1969, année de sortie du western Death of a Gunfighter, à 1999, année de son enterrement officiel par la DGA dans la foulée du film Alan Smithee Film : Burn Hollywood Burn, les exemples très symboliques abondent.
Là où le pseudonyme est le plus utilisé, c’est à la télévision, lorsque les films sont remontés, expurgés de scènes trop violentes ou sexuellement explicites, jusqu’aux dialogues amputés ; le tout bien entendu sans l’accord de leur créateur. C’est ainsi que David Lynch exigea le retrait de son nom de son film culte et maudit Dune, dans sa version télévisée. William Friedkin en fera de même pour la version TV de La Nurse en 1990.
Michael Mann demandera le pseudonyme pour les versions modifiées de Heat et Révélations destinées à la TV. Martin Brest en fera aussi usage en 1998 pour la version modifiée de Rencontre avec Joe Black, à la fois pour la diffusion du film à bord des avions, et les chaînes câblées.
De manière moins médiatique, le pseudonyme a aussi été utilisé dans des séries TV, comme MacGyver dans le pilote de la première saison, ainsi que celui du "Casse", en 1985 ; dans la Femme Nikita aussi, à l’épisode 16 de la saison 4.
En 1983 éclate l’affaire Twilight Zone, films à sketchs basé sur la célèbre série TV. Dans celui réalisé par John Landis, un accident d’hélicoptère tue un des interprètes principaux, ainsi que deux enfants. Landis, d’autres cadres de l’équipe technique ainsi que Warner en tant que personne morale doivent répondre aux accusations d’homicides involontaires.
Le procureur propose un accord à Anderson House, le second assistant réalisateur : l’immunité totale en échange d’un témoignage, forcément accablant, sur John Landis. Le 24 juin 1983, l’acte d’accusation est rendu public.
La date n’a évidemment pas été choisie au hasard : c’est le jour même de l’avant-première du film, qui est de facto torpillée… Si le procès se soldera par un acquittement général, Anderson House demandera à la DGA d’utiliser le pseudo d’Alan Smithee en remplacement de son vrai nom au générique de Twilight Zone. On le comprend…
En 1990, Dennis Hopper fit l’usage du pseudonyme Alan Smithee pour signer son thriller (raté) Une trop belle cible : il accusa la société productrice du film, Vestron Pictures, d’avoir remonté l’œuvre dans son dos. Il intenta une action en justice, qui échoua, la société ayant fait faillite.
Dans sa grande majorité, l’usage du pseudonyme Alan Smithee sert souvent de cache-misère à des œuvres lorgnant franchement vers le nanard (au hasard : Hellraiser : Bloodlines ; Les Oiseaux 2...). Parfois, il arrive que le pseudonyme revienne sous les feux de la rampe pour défrayer la chronique.
C'est le cas en 1998 avec le très solide American History X de Tony Kaye, qui accuse dans la bible hollywoodienne Variety le studio New Line Cinema (filiale de Warner) et Edward Norton d'avoir sabordé le dernier quart-d'heure de son film. La DGA refuse la demande du réalisateur. Le motif est clair : ce dernier a violé la règle qui consiste à ne pas rendre public le ou les motifs de litiges...
Le coup de grâce, assez brillant et très ironique, viendra l'année suivante, avec la sortie de An Alan Smithee Film : Burn Hollywood Burn, que réalise Arthur Hiller. Délirante mise en abîme signée par le scénariste Joe Eszterhas, le film évoque l'histoire d'un réalisateur anglais, Alan Smithee. Totalement insatisfait de son travail, il est bien décidé à le renier.
Problème : la DGA ne possède qu'un seul pseudonyme en stock...et c'est son nom ! Impossible d'être retiré de l'affiche ! En désespoir de cause, il décide alors de carrément séquestrer les bobines de son film pour les détruire...
En plus d'un pitch délirant, le destin du film est complètement fou. Son réalisateur, Arthur Hiller, accuse Joe Eszterhas et Cinergi Pictures, les producteurs du films, d'avoir caviardé le montage du film, au point de faire la demande -et d'obtenir- que l'oeuvre soit réalisée par...Alan Smithee.
Elu pire film de l'année 1999 par les critiques hollywoodiennes, il est l'objet de moqueries assassines qui embarrassent d'abord et ulcèrent ensuite la DGA. Au point que le syndicat tape du poing sur la table.
En 1999-2000, il raye définitivement le pseudonyme de ses tablettes. Woman Wanted, sorti en 2000 et réalisé en réalité par Kiefer Sutherland, sera très officiellement le dernier film à sortir avec la mention "Alan Smithee" à la réalisation.
Si Alan Smithee a été euthanasié au cinéma, il reste cependant utilisé dans d'autres domaines comme les clips musicaux, les BD / Comics, les jeux vidéo...Dans tous les cas, des domaines qui ne rentrent pas dans le champ de compétence et d'attribution de la toute puissante Directors Guild of America.