"Aujourd’hui, j’en suis à un moment de ma vie où je ne cesse de repenser à cette période de ma jeunesse. Jamais je n’aurais imaginé que je reviendrais sur ces évènements, et encore moins que je le créditerais d’une telle énergie positive..."
Ainsi écrit Al Pacino façon Proust cherchant à sublimer un passé pourtant fracturé de partout, refuge d'une vie passée dans la lumière des phares de l’industrie du spectacle. Ces mémoires s’ouvrent et se referment donc dans les quelques rues du South Bronx où Sonny Boy - surnom donné par sa mère - a fait les quatre cents coups avec sa petite bande : Cliffy, Bruce et Petey, tous morts jeunes à cause de la dope.
Pacino, né en 1940 au sein d’une famille italo-américaine très modeste, se voit en miraculé et se demande encore : "Pourquoi moi, suis-je encore là ?". Entre un père absent et une mère fragile psychologiquement bientôt suicidée, Pacino n’a pas eu une enfance facile et les pages qu’il consacre à cette période ont plus à voir avec Oliver Twist que Le côté de Guermantes.
Pour le reste, celles et ceux qui voudraient en savoir plus sur les tournages de trois Parrains, Serpico, Un après-midi de chien ou Scarface auront de quoi se nourrir, mais avouons-le d’emblée cela reste plutôt anecdotique. Plus frustrante est la façon dont il survole sa filmographie plus tardive. Ainsi son travail avec Michael Mann (Heat, Révélations...) tient en quelques lignes lapidaires. Pas grand-chose non plus sur L'impasse de Brian de Palma, The Irishman de Martin Scorsese ou Once Upon a Time in Hollywood de Tarantino. Pacino est plutôt sympa avec tout le monde et chaque cinéaste, à quelques rares exceptions près, se voit gratifié d’un "talentueux", "formidable", "doué"...
On sent bien à la lecture de ses mémoires que le théâtre est la grande affaire de sa vie. C’est à Tchekhov, découvert presque par hasard à l’âge de quinze ans dans un vieux théâtre du Bronx, et à Shakespeare qu’il doit son salut. Le talent de tout acteur doit se mesurer sur les planches en équilibre sur une corde raide où il faut chaque soir tout refaire d’un seul geste et non sur un plateau de cinéma où tout peut se rejouer inlassablement et morcelé.
Et ce n'est pas un hasard si le film dont il parle avec peut-être le plus de chaleur et de tendresse est son Looking for Richard (1996), hybridation entre captation théâtrale, répétitions et réflexions sur la mise en scène autour du Richard III de Shakespeare. L’expérience décevante d’un point de vue commercial aura au moins donné un sens à son travail à un moment où sa carrière s'étiolait faute de rôles à sa hauteur et d'une motivation personnelle en berne. Sur ce point Pacino ne triche pas. L'auteur affectionnera toujours plus le Shylock du Marchand de Venise que Michael Corleone ou Tony Montana.
Outre Tchekhov et Shakespeare, deux mentors ont guidé son parcours : son agent Marty Bregman, celui qui ne s’est pas remis "d’avoir loupé Dustin Hoffman" et son guide spirituel Charlie Laughton (rien à voir avec l’auteur de La nuit du chasseur). "Quand tu n’as plus ton père, tu es toujours en train de t’en chercher un", écrit-il. Pacino, chien fou et indompté un peu bordélique dans sa vie personnelle et professionnelle, leur doit presque tout.
L’acteur n’est pas tendre avec lui-même et décrit sans détour son incapacité à gérer son argent, sa dépendance à l’alcool voire à la drogue, ses errances, sa vie sentimentale erratique, son refus de jouer le jeu du système retardant ainsi sa consécration par ses pairs (son récit de sa soirée aux Oscars pour Serpico shooté au Valium assis à côté d’un Jeff Bridges médusé, est très drôle)
Il s'étend sans complaisance sur la dernière partie de sa vie consacrée principalement à entretenir un train de vie dispendieux pour satisfaire sa famille. Celles et ceux qui râlaient l’année dernière de ne pouvoir se délester de 450 euros pour une "Evening with Pacino" à la salle Pleyel de Paris seront rassurés d’apprendre que même Pacino n’y croyait pas vraiment. Il voyait la chose comme un bon filon pour renflouer ses caisses. Ces Mémoires participent sans aucun doute de ce projet sans qu'il faille l'en blâmer pour autant. L'ensemble tient la route et dessine en creux un portrait sensible de son auteur.
Au fond, ce qui transparaît ici, c’est l’absence de cynisme d’un acteur légendaire débraillée (Pacino se moque de sa dégaine dans l'album photo présent dans son livre), extralucide sur lui-même. Il est un Michael Corleone un peu barré qui se méfie des lauriers et de la gloire, conscient qu'il restera toujours le petit gars de Bronx refusant de rentrer manger sa soupe pour rester avec ses potes du quartier. La vie d'adulte, qui plus est lorsque tout le monde vous regarde, confisque votre espace de liberté.
De sa rencontre avec Marlon Brando sur le tournage du Parrain, le jeune Pacino aura surtout retenu l’image d'un ogre solitaire se bâfrant de poulet entre deux prises les mains pleines de sauce. "C’est comme ça qu’agissent les vedettes de cinéma ? On peut donc faire n’importe quoi..." Sauf que des gars comme eux transforment les "n'importe-quoi" en cathédrales.