En Sicile, au nord de Syracuse, l'un des plus grands complexes pétrochimiques d’Europe empoisonne depuis 70 ans l'environnement et les hommes. «Mieux vaut mourir d’un cancer que mourir de faim», entend-on sur la plage qui borde la raffinerie. Dans un contexte d’omerta et de résignation, le film donne la parole à ceux qui luttent et qui survivent au cœur d’un territoire sacrifié sur l’autel du progrès et de la mondialisation...
Un homme fait le plein d'essence à une station service, en pleine nuit. En arrière plan se détache un gigantesque complexe industriel, à perte de vue, qui obstrue et bouche totalement l'espace. Dans cette séquence à priori tout à fait banale, une chose interpelle néanmoins rapidement l'oeil du spectateur attentif : l'homme en question porte un masque à gaz...
Drôle de tenue quand même pour un simple geste de la vie ordinaire. L'intéressé témoigne alors à visage couvert, filmé le plus souvent de dos. "Ici, ceux qui parlent prennent des risques. Même si les choses se savent, même si elles se voient, se sentent".
C'est ainsi que s'ouvre Toxicily, un documentaire coup de poing et glaçant réalisé par un duo, François-Xavier Destors, et Alfonso Pinto, en salle ce 18 septembre. Des pedigree étonnants et singuliers d'ailleurs.
Historien de formation, réalisateur autodidacte, François-Xavier Destors explore depuis 2014 dans ses films les enjeux de mémoire des crimes de masse. Alfonso Pinto, né en Sicile à Palerme, est chercheur, photographe et auteur. Après des études en Lettres Modernes et Histoire et Géographie, il soutient un thèse de doctorat à École Normale Supérieure de Lyon sur les imaginaires urbains dans le cinéma catastrophe, en 2016. Toxicily est sa première expérience cinématographique.
Dans ce documentaire qui est déjà passé dans plusieurs festivals, il y a la toile de fond, passionnante. Celle de la Sicile. Dans les années 1950, plus de la moitié de ses habitants vivent dans une pauvreté extrême, avec un revenu inférieur de 30% à la moyenne nationale. Les années 1958-1963 sont considérées comme celles du décollage économique.
A cette époque, dans le sillage de l'après guerre et de la reconstruction, le pétrole, "c'est la certitude d'une vie meilleure pour les jeunes, et la vision de nouveaux horizons plus vastes", peut-on entendre et voir dans un film publicitaire de l'époque. Des lendemains qui vont, à coup sûr, forcément chanter, et enfin assurer le décollage d'une île plombée par un désastreux retard de développement économique.
Mais le miracle économique local, censé être boosté par ce gigantesque complexe pétrochimique installé non loin de Syracuse, à Augusta, n'a pas tardé à montrer ses limites et ses effets ravageurs, alors qu'il change, au fil des décennies, de propriétaires. Un désastre écologique et humain, se déroulant dans un silence absolument assourdissant. En particulier les personnalités politiques, qui brillent d'ailleurs par leur absence dans le documentaire.
Explosion des naissances d'enfants atteints de malformations, des cancers liés à l'empoisonnement du sang à cause du mercure, décharges sauvages, poissons devenus mutants à force de rejets non contrôlés à la mer, air devenu irrespirable, odeur de pétrole, tenace, qui imprègne les vêtements... Le tableau est accablant et sidérant. Un paysage de désolation, où l'on découvre des pâturages, qui n'en ont que le nom, traités à grands renforts de produits hautement toxiques.
"Danger de mort ! Ne pas faire paître les animaux" peut-on lire sur un panneau, accroché à un grillage. Peu importe. Les agriculteurs locaux en ont vu d'autres. Les troupeaux sont envoyés paître sur ces terres souillées. D'ailleurs, où pourraient-ils bien aller ? La viande, les légumes, les fruits... Tout est contaminé. Au marché, une mère et sa fille demandent plusieurs fois à un vendeur où son poisson a été pêché. Il fait mine de ne pas avoir entendu ou compris la question. Tant pis pour le poisson, elle préfèrera le laisser sur l'étal, devant un vendeur dépité. C'est plus prudent...
Les habitants oscillent entre colère et résignation. Comme cette mère de famille qui témoigne. "Si j'étais rationnelle, je serais déjà partie. [...] j'ai deux enfants, et je ne vois aucun avenir pour eux ici". Don Palmiro, le curé d'une paroisse locale, se bat contre cette pollution massive depuis 40 ans. A chaque office, il égrène comme un chapelet la liste de ceux et celles décédés d'un cancer causé par cette pollution.
Visiblement trop remuant, l'homme d'église a été sanctionné par ses supérieurs ecclésiastiques et muté dans une petite paroisse. Malgré une pétition recueillant 5000 signatures en sa faveur, rien n'y a fait. Il en faudra plus pour le faire taire. "Nous savons que dans la zone d'Augusta, en définitive, on travaille comme des esclaves" lâche-t-il. "Si tu acceptes de mourir d'un cancer plutôt que de faim, ca signifie que tu as vendu ta santé et ta vie pour un quignon de pain".
En 1998, la zone a été déclarée Site d'Intérêt National (SIN) à des fins d'assainissement par le ministère italien de l'Environnement. Au moment où le documentaire a été tourné, en 2022, aucune opération de dépollution n'a encore été réalisée. Les habitants espèrent pourtant cela depuis des décennies, face à l'inertie des politiques. En attendant, c'est toujours la mort à petit feu qui continue.